Accès au soin : baisser la marche ou choisir les grimpeurs ?

Comment deux études concomitantes peuvent aboutir à des résultats diamétralement opposés…

Rembobinons un peu.

Tout commence le 23 avril 2024, quand Doctolib et la Fondation Jean-Jaurès publient les « Cartes de France de l’accès aux soins ».

Une étude « inédite » des « statistiques d’usages des 75 000 utilisateurs professionnels de santé de Doctolib » : « 200 millions de consultations » passées au peigne fin pour en tirer des conclusions sur les délais d’attente avant d’accéder à un médecin.

Aussitôt la couverture médiatique s’emballe : « la moitié des consultations de généralistes obtenues en moins de 3 jours » s’enthousiasme Europe 1. « Un bilan plus optimiste que le ressenti des Français ! » en conclut Ouest France.

Tout irait donc bien dans le meilleur des mondes, et celles et ceux qui s’alarment des défaillances de plus en plus nombreuses de notre système de santé seraient des Cassandre qui nous empêcheraient de positiver en rond.

Circulez, il n’y a rien à voir.

Délai d'octroi des rendez-vous

Sauf que.

Nous voilà le 13 mai, exactement 20 jours plus tard, et c’est au tour de la Cour des Comptes de dégainer un rapport thématique dont elle a le secret sur « L’organisation territoriale des soins de premier recours » 🤺

Patatras.

On y lit que les « écarts se creusent entre la demande et l’offre de soins ». Des « tensions dans l’accès aux soins programmés comme non programmés ». « Les délais moyens pour obtenir des rendez-vous avec les médecins s’allongent ». « La part de patients sans médecin traitant s’accroît ». 

Alors Pierre Moscovici ou Stanislas Niox-Chateau, qui a raison ?

Une vérité qui démange

La vérité, il faut reconnaître à Doctolib l’honnêteté de l’écrire – certes en bas de la deuxième page du communiqué de presse : « il est important de noter que ces délais médians d’octroi de rendez-vous ne caractérisent que des rendez-vous qui aboutissent – et ne comptabilisent donc pas les patients qui n’ont pas trouvé de rendez-vous ».

Un détail.

Mais pour la limite principale, il faut ouvrir le document complet et se rendre en page 6 : « les statistiques retenues ne concernent que les utilisateurs ayant recours aux outils Doctolib Patient et Doctolib Téléconsultation. Par nature, elles ne sont donc pas représentatives de l’ensemble des réalités d’accès aux soins dans les territoires. »

Parce qu’évidemment, les utilisateurs de plates-formes numériques en « libre-service » ne sont pas n’importe qui.

Les études, comme celle de la DREES en 2022, le montrent : ils sont
plus jeunes
plus urbains
plus aisés.

Pour avoir de bonnes stats, mieux vaut donc être riche et bien portant que fauché et mal foutu.

On s’en serait douté.

Exit donc les personnes âgées, dépendantes, isolées, peu à l’aise avec le numérique, et défavorisées : celles auxquelles justement le rapport de la Cour des Comptes s’intéresse de près (et TokTokDoc aussi, mais c’est une autre histoire).

  • En prenant en compte l’accessibilité géographique fine des soins (APL), « le nombre de consultations accessibles par habitant et par an est passé de 1,8 à 1,6 dans le décile le moins bien doté. »
  • Si vous êtes bénéficiaire de l’aide médical d’État (AME), alors vous avez de bonnes chances d’avoir aussi plus de difficultés à obtenir un rendez-vous
  • Et puis si vous êtes âgé, résident en Ehpad, et bien bonne chance : vous n’aurez droit qu’à une consultation de spécialité par an.

Baisser la marche ou choisir les grimpeurs ?

Bien sûr qu’il faut se réjouir de l’accessibilité au soin accrue de certains. Et la proposition de valeur de Doctolib répond à un vrai besoin.

Mais faut-il pour autant occulter les 15% d’illectronisme (53% chez les retraités anciens ouvriers) ? Les 1,7 millions de personnes coincés dans des déserts médicaux, souvent ruraux ? Les 6,7 millions de patients qui n’arrivent pas à avoir de médecin traitant, dont 700 000 souffrant d’une affection longue durée (ALD) ?

On se satisfait collectivement du succès d’un accès au soin destiné à quelques-uns, en oubliant trop vite d’aider les autres. Plutôt que de baisser la marche, on préfère sélectionner les grimpeurs.

Comment en est-on arrivés là ?

En confondant simplification et simplisme. La volonté de simplification est saine et nécessaire dans notre système. Mais le diable se niche dans l’application de cette volonté.

  • Simplifier sans contextualiser et prendre en compte les particularités, c’est du simplisme.
  • Proposer des points d’accès au soin qui ne répondent pas à la diversité des besoins, c’est aussi du simplisme.
  • Et puis faire des plates-formes numériques autonomes l’alpha et l’omega de la santé, c’est, enfin, du simplisme.

Ça l’est d’autant plus quand on sait que les patients âgés, complexes, dépendants, isolés géographiquement ou socialement, sont aussi ceux qui nécessiteront les prises en charge les plus lourdes… Le simplisme (comme souvent les mots en -isme) nous entraîne à notre perte.

Embrasser la complexité

Il faut agir et concentrer les efforts là où c’est utile !

On recule encore d’un mois, direction mars 2024 : le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (Hcaam) recommande à juste titre de regarder les populations qui concentrent à la fois une « demande pertinente non satisfaite » et des « recours non pertinents ».

Les jeunes urbains à l’aise avec la technologie dont on parlait plus haut n’ont certainement pas le premier problème. Et assez peu le second (cette population présentant par nature des profils de soin plus simples).

Par contre… c’est typiquement le cas du public âgé et polypathologique que l’on trouve en Ehpad, qui souffre d’un manque criant d’accès aux soins ambulatoires, et qui finit par venir par défaut aux urgences.

Le Hcaam comme la Cour des Comptes regrettent que l’accès au soin se dégrade parce qu’on ne le transforme pas. On y parle de « mesures ambitieuses mais dispersées », « de politiques successives peu intégrées », d’aides « trop peu ciblées » aux effets « décevants ». 

Il faut lire les mots, car ils sont durs !

Or il existe à l’étranger mais aussi en France des solutions, des dispositifs, qui projettent la demande en fonction des besoins de la population plutôt que sur la simple utilisation des services.

Qui développent la planification multiprofessionnelle, plutôt que sur les soins par profession.

Qui s’adaptent pour tenir compte des tissus et des particularités régionales.

Bref, qui reconnaissent les patients et l’organisation du soin dans toute leur complexité.

Je vous en parlerai une autre fois…

Dan.

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