Financiariser pour mieux régner

Financiariser pour mieux régner ?

La financiarisation de la santé pose des questions cruciales pour l avenir de notre système Et invite de façon urgente à prendre de bonnes décisions

Un phénomène croissant

« Qui est l’employeur votre médecin ? De plus en plus, « un fond d’investissement ». Voilà le titre – grinçant – d’un article récent du New York Times. La présence croissante des fonds d’investissements au capital des offreurs de soins est une réalité documentée aux États-Unis. Une étude minutieuse a relevé 484 acquisitions de « cabinets médicaux » de ce type en 2021, contre 75 en 2012. Plus près de nous, en Allemagne, les Medizinische Versorgungszentren (MVZ) se multiplient : on estime à 20% le nombre détenues par des sociétés d’investissement.

Cumulative Number of Private Equity Acquisition Deals of Physician Practices by Specialty,
2012-2021

Et en France ? Même l’Assurance Maladie met les pieds dans le plat dans son rapport charges et produits pour 2024, consacrant une partie entière à la financiarisation. « Un phénomène complexe et mal connu ». Thomas Fatôme, son directeur général, de renchérir : « des fonds d’investissement sont en train, largement, de contourner les règles pour posséder un cabinet de radiologie » et s’ils y arrivent « cela posera de graves problèmes ». Le phénomène n’est pourtant pas nouveau. Après les Ehpad dans les années 2000, ce sont les cliniques qui ont connu un mouvement massif, puis dans les années 2010 le dentaire et la biologie médicale, détenue désormais à 70 % par des fonds privés.

Qu’entend-on par « financiarisation » ? Un processus par lequel des organismes gestionnaires de fonds, capables d’investir de façon significative, « entrent dans le secteur des soins avec comme finalité première de rémunérer le capital investi. » Qu’on me permette d’insister sur ce dernier point, tiré du rapport de l’Assurance Maladie. Car cette intention distingue la financiarisation de la privatisation – qui consiste elle simplement en l’introduction d’acteurs non publics dans l’offre, la facilitation ou la coordination du soin.

La grande désorganisation des soins

Quels sont les risques que voit poindre Monsieur Fatôme ? Les retours sur investissement demandés par les gestionnaires de fonds imposent une logique purement financière de maximisation des profits et de minimisation des risques. Impliquant notamment un effort constant de concentration pour augmenter son « pouvoir de marché » comme l’écrit Frédéric Bizard. Une logique qui, en l’absence de régulation (nous y reviendrons) semble bien peu compatible avec les objectifs de la santé publique.

L’étude américaine citée plus haut relève une augmentation du coût des actes de soin très fortement liée à la présence d’acteurs financiers. C’est l’une des raisons de l’attractivité du secteur : la demande de soin en augmentation et parfaitement solvable (puisque garantie par l’assurance maladie obligatoire). « Vendre » plus cher, mais aussi vendre plus tout court : dans les MVZ allemandes, l’objectif de rentabilité imposé aux médecins les conduit à effectuer des actes qui n’étaient pas nécessaires, entraînant une surconsommation de soins au détriment de leur pertinence.

Physician Prices for 10 Specialties, 2012-2021

La rationalité économique conduit à privilégier certaines formes de prises en charge (si pas certains patients), financièrement plus rentables, au détriment d’autres. Et l’on voit poindre la « médecine à deux vitesses » : les patients les moins intéressants financièrement étant laissés à la solidarité nationale, les autres accédant à une offre premium financée par de l’argent privé. Avec, entre les deux, des soignants en pleine crise existentielle : à tel point que la CSMF en a fait le thème de ses universités d’été ce mois-ci, craignant, dans les mots de son président Franck Devulder que « la rentabilité devienne la seule boussole de l’activité médicale ».

Sous-investissement et retard de régulation

Comment en sommes-nous arrivés là ? Dominique Libault, président du Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS) souligne à quel point « certains secteurs de la santé manquent d’argent », ouvrant grand la porte à ces capitaux extérieurs. La secteur de la santé se caractérise depuis des années par un sous-investissement chronique. Mais aussi par une orientation centrée sur les hôpitaux, chargés aujourd’hui de prendre en charge à la fois les dysfonctionnements de l’amont (la médecine ambulatoire) et de l’aval (la sous-médicalisation des Ehpad).

Le capital est liquide : il s’engouffre là où on lui laisse des brèches. Ce qui, en soit, ne serait pas un mal si la régulation jouait son rôle à plein. Or, c’est encore l’Assurance Maladie qui l’écrit : « on ne peut que constater les limites des outils dont dispose le régulateur pour construire ses politiques. » La protection des intérêts des patients, des professionnels de santé et de la population nécessitent l’introduction de régulations spécifiques. L’exemple de la biologie a montré que ces politiques arrivent souvent trop tard – ou peinent à anticiper leurs effets non souhaités.

La financiarisation s’étend maintenant aux soins primaires. Des logiques « de groupes » se dessinent, où des acteurs, déjà détenteurs de centres hospitaliers, achètent les centres de santé alentour pour flécher les patients vers leurs établissements. Les implications sont vertigineuses. Selon quels critères les patients seront-ils adressés à l’établissement partenaire ? Leur niveau de couverture par une complémentaire santé ? La « rentablité » de leur pathologie ? Et que deviendront les autres ? La logique territoriale du soin est court-circuitée par des acteurs parfois moins soucieux des particularismes locaux que de déployer des modèles standardisés.

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Une troisième voie : l’alliance régulée public-privé

Entre l’interventionnisme et le laissez-faire, il existe une troisième voie : celle de la coopération organisée. La Cour des Comptes développe dans son tout récent rapport traitant des établissements de santé des exemples vertueux et des recommandations permettant à des structures innovantes d’améliorer « l’accessibilité géographique, temporelle et financière des soins, en faveur des patients. » Pr

Chez TokTokDoc, nous ne faisons pas autre chose en développant avec les établissements médico-sociaux, les infirmiers et les médecins, la capacité d’amener le soin aux résidents dans un cadre de coopération qualifié où chacun trouve sa place. Nous sommes fiers de compter l’État à notre capital, et de développer des innovations en santé souveraines, au moment donc où la financiarisation du secteur, l’accès aux soins et l’attractivité de la médecine libérale sont au cœur des débats.

Photo de couverture : Maxim Hopman

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