L’ « uberisation de la santé »… S’il y a bien une expression qui a servi d’épouvantail politique, social ou journalistique, c’est celle-ci ! Vous avez toutes et tous déjà entendu ce terme. Il est généralement suivi de l’évocation, avec un frisson dans le dos et d’une voix inquiétante, des initiatives menées dans le secteur par les Amazon, Google et autre Apple.
Mais en quoi consiste vraiment cette « menace Gafam » sur notre santé ? À trop s’interroger sur la façon de transformer notre système et par quel bout commencer, perdus dans des disputes picrocholines, je pense sincèrement que nous ne voyons pas arriver certains dangers. Si nous ne prenons pas les devants pour faire évoluer ensemble et sainement notre modèle, que risque-t-il vraiment de se passer ?
Pour vous répondre, je vous invite dans un cabinet de curiosités un peu particulier. Je vais pour une fois jouer le rôle du médecin et vous lister les pathologies qui nous guettent… toutes appuyées sur des exemples bien réels !
L’uberite : le recours massif à la main d’œuvre peu qualifiée
Aux États-Unis, le sous-effectif structurel des maisons de retraites (nursing homes) a accéléré la croissance de services à la personne externalisés – pour le meilleur ou pour le pire. Les assurés seniors Medicare et Medicaid peuvent ainsi bénéficier de services fournis par une entreprise au nom original : Papa. Version gig-économie de l’aide à domicile, vous pouvez y demander à quelqu’un de faire vos courses, vous réserver un rendez-vous chez le médecin, jusqu’au soutien plus intime à la toilette par exemple.
Problème : les plaintes s’accumulent contre une entreprise et ses personnels non formés, non diplômés, recrutés au tout-venant, dont certains comportements vont de la simple légèreté à la franche maltraitance. Inversement, les clients abusent aussi de cette main d’œuvre corvéable à merci. Des voix s’élèvent pour mieux suivre, évaluer et contrôler le soin et l’accompagnement des personnes âgées, confié à une entreprise ayant levé pas moins de 240 millions de dollars – et valorisée à plus d’un milliard, à laquelle des assureurs connus font appel (Cign et a Healthcare, Humana).
La meta-stase : l’obsession du tout virtuel
À trop croire qu’il est possible de dématérialiser entièrement le soin, on s’expose au mieux à des déceptions, au pire à de réelles erreurs médicales. Comme souvent, ce n’est pas tant la technologie ou la télémédecine elle-même qui est en cause, mais la façon de s’en servir, en lui attribuant de trop grands pouvoir – ou en en oubliant les défauts. Pierre Simon a récemment mené une réflexion intéressante à ce sujet en s’appuyant notamment sur un Flash Sécurité Patient de la HAS.
Celui-ci relate trois cas : un retard de diagnostic d’une appendicite aiguë ayant entraîné une péritonite chez un enfant de 9 ans. La méconnaissance d’un abcès plantaire menant au décès d’un patient de 80 ans. Et enfin le retard de diagnostic d’une fistule urinaire entraînant un retard de chimiothérapie. En cause à chaque fois : une prise en charge à distance inadaptée, considérée d’un ou de l’autre de l’écran comme suffisante alors qu’elle ne l’était pas. Que cela plaise ou non, tout ne peut pas être virtuel…
Le netflixsme : le forfait illimité compulsif
Payer un abonnement chaque mois pour avoir le droit de consulter, est-ce vraiment un modèle de société et d’accès au soin ? C’est déjà ce que propose en France Ramsay, pour la modique somme de 11,90€ par mois et par personne. Rassurez-vous : les consultations resteront bien facturées à l’assutrance maladie – le prix de l’accès au service étant empoché par l’intermédiaire.
Si on peut y voir la conséquence inévitable des difficultés d’accès au soin et de la croissance des déserts médicaux, c’est aussi et surtout la remise en cause d’un dogme de la santé en France : celui de l’égalité de l’accès au soin. 571€ par an pour une famille de quatre personnes, c’est l’avènement du « coupe-file » sous conditions de revenus…
L’amazona : vouloir faire toujours plus, plus vite, avec toujours moins
Et si on vous livrait un avis médical aussi vite qu’un séche-cheveux ? Amazon Clinic propose désormais dans l’Ohio de renouveler votre ordonnance ou de lire vos symptômes par SMS. Plus facile ! Plus rapide ! Nous vante-t-on. On peut aussi y voir un pas de plus vers la consumérisation de la santé, où obtenir des médicaments ne demande qu’un message.
Une offre clairement identifiée comme ciblée sur les populations jeunes, en bonne santé, à l’aise avec le numérique – ce qui laisse bon nombre de personnes sur le bas-côté. Mais qui permet aussi à Amazon de se concentrer sur une « chaîne logistique » simple et facile à maîtriser, dont l’optimisation n’a plus de secret pour eux. Dernier point : en utilisant Amazon Clinic, vous acceptez que les médecins, les pharmaciens mais aussi d’autres fournisseurs partenaires aient accès à vos coordonnées et à votre dossier patient. Un détail.
La googlisation : la réduction des humains aux données
Direction l’Australie pour finir, où le cabinet de conseil Mirus explique à ses clients offreurs de soin comment sélectionner les patients âgés les plus « rentables »… Trop malade, trop âgé, trop dépendant ? Il ne fait pas bon s’occuper de vous. Basées sur les grilles de rémunérations du gouvernement, leurs recommandations sont un modèle de micro-optimisation des marges.
Un exemple ? Une aggravation de votre perte d’autonomie, en vous faisant changer de « classe » de patient, augmente le financement public de 10$ par jour – mais demande 11 minutes de soin supplémentaire. Équation non rentable selon Mirus, qui recommande du coup à ses clients d’interrompre votre prise en charge…
Et maintenant ?
Cette petite liste vous donne à réfléchir ? Moi aussi.
En anglais, il est d’usage au bar de vous demander « quel est votre poison » (« what’s your poison ») au moment de vous servir un verre. L’expression semble particulièrement adaptée ici. Si nous ne voulons pas que notre système (et ses patients) tombe malade, il nous faut agir, anticiper, développer, innover. De nombreuses initiatives existent, publiques et privées. Le travail déjà abattu par tous est énorme. Celui qui reste aussi.
La menace Gafam est loin d’être une menace fantôme. Pour que nous n’ayons pas demain à choisir entre la peste et le choléra, prenons les chose en main et développons tous ensemble des solutions saines pour les patients, les soignants, le système tout entier !